Il est plus qu'alarmant que le président turc Recep Tayyip Erdoğan ait insulté les survivants des massacres de chrétiens en utilisant l'expression "les rescapés de l'épée". Cette phrase insulte non seulement les victimes et les survivants des massacres, mais attente également à la sécurité de la communauté chrétienne turque exposée à des pressions ou les attaques physiques sont monnaie courante. (Photo de Chris McGrath / Getty Images) |
Le 4 mai, lors d'une réunion d'information sur le coronavirus, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a utilisé l'expression extrêmement désobligeante de « rescapés de l'épée ».
« Nous ne permettrons pas à des rescapés de l'épée de mener des activités [terroristes] dans notre pays », a-t-il dit. « Leur nombre a beaucoup diminué mais il en existe toujours ».
« Rescapés de l'épée » (kılıç artığı en turc) est une insulte courante à l'encontre des survivants des massacres perpétrés contre les chrétiens - Arméniens, Grecs et Assyriens - dans l'ex-Empire ottoman puis en Turquie.
Qu'un chef d'Etat comme Erdogan emploie publiquement cette expression a de quoi alarmer. Non seulement parce qu'il insulte les victimes et les survivants de massacres, mais parce qu'il met également en danger l'actuelle communauté chrétienne turque déjà en butte à des « pressions » ou les attaques physiques sont monnaie courante.
Garo Paylan, député arménien au Parlement turc, a protesté sur Facebook :
« Dans son discours haineux d'hier soir, Erdoğan a une fois de plus utilisé l'expression « rescapés de l'épée ».
« Ces mots, « rescapés de l'épée » désignent les orphelins comme ma grand-mère qui ont survécu au génocide arménien de [1915]. Chaque fois que nous entendons cette phrase, nos blessures saignent. »
D'autres militants et écrivains arméniens ont également critiqué Erdoğan sur les réseaux sociaux. La journaliste Aline Ozinian a écrit :
« Pour ceux qui l'ignorent, l'expression « terroristes rescapés de l'épée » pointe du doigt les « terroristes » arméniens qui ont survécu au génocide et n'ont pas pu être embrochés ou égorgés. Que signifie « terroriste » ? Eh bien, cela change tous les jours : journaliste, représentant de la société civile, écrivain, médecin ou mère d'un bel enfant. »
« Ils ne font pas honte à ceux qui ont tenu l'épée », a-t-elle poursuivi, « mais aux petits-enfants des survivants d'un peuple et d'une culture qui ont été passés au fil de l'épée. »
Le chroniqueur Ohannes Kılıçdağı a écrit :
« Voilà un pays qui fait de l'expression « rescapés de l'épée » un outil de culture et de langage politique. Cette expression est utilisée par les plus hautes autorités politiques du pays, lesquelles affirment que « l'histoire de notre pays ne compte aucun massacre ». S'il n'y a jamais eu de massacres, d'où vient cette phrase ? À quoi se réfère-t-elle ? »
Les crimes que la Turquie tente de cacher en accusant les victimes sont des faits historiques aujourd'hui bien documentés. En 2019, par exemple, les historiens Benny Morris et Dror Ze'evi ont publié, The Thirty-Year Genocide: Turkey's Destruction of Its Christian Minorities, 1894-1924, (Un génocide de trente ans : la destruction des minorités chrétiennes en Turquie, 1894-1924), qui décrit « les massacres de masse perpétrés par l'Empire ottoman, puis par la République turque, contre les minorités chrétiennes ». Leur recherche a établi que :
« Entre 1894 et 1924, trois vagues de violences ont balayé les minorités chrétiennes d'Anatolie. En 1894, les Arméniens, les Assyriens et les Grecs représentaient 20% de la population ; en 1924, ils n'en représentaient plus que 2% ».
Les politiques exterminationniste se composaient « de meurtres de masse prémédités, de déportations meurtrières, des conversions forcées, de viols de masse et d'enlèvements brutaux. Chaque meurtre a été exécuté au cri de ralliement du djihad ».
Au même titre que les chrétiens, la communauté Alévie turque est également dans le collimateur de ceux qui utilisent l'expression « les rescapés de l'épée ». Ainsi, en 2017, l'allié d'Erdoğan, Devlet Bahçeli, chef du Parti du mouvement nationaliste (MHP), a qualifié le journaliste Abdülkadir Selvi de « rescapé de l'épée ». Sans doute faisait-il référence à ses supposées racines alévie. Le journaliste progouvernemental Ahmet Taşgetiren a ensuite analysé la phrase comme suit :
« Vous éliminez une entité (une société, une communauté religieuse, une armée) qui, pour vous, représente « l'ennemi ». A la fin, seul un petit groupe de personnes survit à l'épée et se rend. Ce sont les rescapés de l'épée. »
Selvi s'est défendu d'être un « rescapé de l'épée » :
« Je voudrais rappeler à Bahçeli que mon grand-père, Osman, était un patriote qui a combattu sur plusieurs fronts et a été fait prisonnier dans la guerre russo-ottomane. Je suis un petit-fils de Turcs d'Oghuz ; mes ancêtres, Hasan et Hüseyin sont morts en martyrs au Yémen. Cet honneur me suffit. »
La réponse de Selvi accrédite l'idée qu'avoir des racines chrétiennes, alévies ou non musulmanes est une insulte ou une offense honteuse. Au lieu d'expliquer pourquoi « rescapé de l'épée » est une expression inacceptable, Selvi a brandi ses origines turques, la « pureté de sa race » et sa foi musulmane sunnite.
« Aujourd'hui, moins d'un demi pour cent de la population turque est chrétienne – un chiffre qui est la conséquence des persécutions turques contre les chrétiens indigènes de la région», a écrit l'historien Dr. Vasileios Meichanetsidis.
« De nombreux Turcs revendiquent fièrement cette histoire, sans chercher à y faire face honnêtement, ni garantir le respect dû aux victimes. En fait, ils traitent les victimes en agresseurs, insultent leur mémoire et celle de leurs descendants puis félicitent chaleureusement les assassins. »
L'expression « rescapés de l'épée » n'a pas ici une fonction de déni des meurtres ou des génocides qui ont été commis. Elle signale au contraire un sentiment de fierté de la part des assassins. Leur message est le suivant : « Oui, nous avons massacré des chrétiens et des non-musulmans et ils le méritaient ! »
Uzay Bulut, journaliste turc, est Distinguished Senior Fellow du Gatestone Institute.