Il n'est pas exclu que la mini-victoire du président turc Recep Tayyip Erdogan en Arménie ait aiguisé son appétit de conquête. Les journaux pro-Erdoğan en Turquie exultent à propos de la « victoire dans le Caucase » ; pour la première fois depuis la fin de l'Empire ottoman disent-ils, les Turcs ont « libéré » une terre islamique du joug « infidèle ». Photo : Erdogan (à droite) avec le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev le 25 avril 2018 à Ankara, en Turquie. (Photo par le bureau de presse du président turc via Getty Images) |
La poussière qui retombe sur les derniers combats de Transcaucasie laisse peut être entrevoir les contours d'un désastre majeur à venir pour cette zone instable de l'Asie occidentale qui va de la Mer Caspienne à la Méditerranée.
Rappelons brièvement les faits.
En 2018, le président turc Recep Tayyip Erdogan a proposé à Ilham Aliev, son homologue azerbaïdjanais, de l'aider à reconquérir l'enclave du Haut Karabakh. Ce territoire avait été récupérée par l'Arménie au début des années 1990, peu après la désintégration de l'Empire soviétique. Ankara a mis en place un programme intensif d'entraînement et d'armement de la toute nouvelle armée azérie que les importants revenus pétroliers de l'Azerbaïdjan ont permis de financer. Le désintérêt du Trio de Minsk, les États-Unis, la France et la Russie, pour le maintien du statu quo, a été pris par Erdogan comme un feu vert. Le leader turc a donc encouragé la fragile république azérie à se lancer sur le sentier de la guerre avec l'aide de plus de 100 conseillers turcs et de 300 jihadistes syriens aujourd'hui membres de la légion étrangère turque.
Les gouvernements arméniens de leur côté, ont toujours compté sur la Russie pour les protéger, et ce depuis le 18e siècle. Si bien qu'ils ont quelque peu négligé leurs systèmes de défense. En un mois de combats, les Arméniens se sont retrouvés sur la défensive, et leurs lignes ont été enfoncées sur plusieurs points. La Russie a dû finalement intervenir pour calmer l'ivresse meurtrière des Azéris et des Turcs. Moscou a réuni à Moscou les dirigeants de Bakou et d'Erevan afin de négocier un cessez-le-feu confus. Les combats ont certes cessé, les causes profondes du conflit sont demeurées intactes. À la manière typique des puissances opportunistes, la Russie a profité de l'occasion pour accroitre sa présence militaire, déjà importante en Arménie, mais aussi en Azerbaïdjan. L'accord conclu à Moscou institue une force de "maintien de la paix" russe qui sera déployée sur la ligne de cesser le feu y compris les frontières que l'Azerbaïdjan et l'Arménie ont avec l'Iran.
Au final, le gain des Azéris est faible. La majeure partie de l'enclave contestée, notamment sa capitale Stepanakert (Khan Kandi en azéri) demeure hors de leur contrôle, tandis qu'une bonne partie de leur propre territoire, notamment la route qui relie l'Azerbaïdjan à son enclave « autonome » du Nakhitchevan, est passée sous contrôle russe.
L'Arménie perd six implantations et la moitié au moins de la population arménienne du Haut-Karabakh a pris la fuite, la plupart du temps après avoir brûlé maisons et villages. Pire encore, Erevan devra désormais consulter Moscou et obéir à ses désirs avant d'imaginer même se venger. Le message est clair : la Transcaucasie qui a été un protectorat pendant deux siècles est aujourd'hui redevenue un glacis russe.
Tout cela rappelle les interventions de la Russie chez certains de ses « voisins ». Pourtine a annexé la péninsule de Crimée et s'est bâti un fief à Donetsk, à l'est de l'Ukraine. Il a annexé l'enclave géorgienne d'Ossétie du Sud et s'est attribué un autre fief en Abkhazie. Il dispose d'un fief similaire à l'est de la Moldavie, et le renforcement du dispositif militaire russe donne des frissons à la Lettonie.
Mais il n'est pas exclu que Poutine soit l'un des grands perdants de ce jeu mortel.
Ainsi, il n'est pas exclu que la mini-victoire remportée en Arménie ait aiguisé l'appétit territorial d'Erdogan. Les journaux qui soutienne le président turc battent le tambour à propos de sa « victoire dans le Caucase ». Pour la première fois, depuis la fin de l'Empire ottoman affirment-ils, les Turcs ont « libéré » une terre d'Islam de la férule « infidèle ». Quarante-huit heures après le cessez-le-feu, Erdogan a demandé au Parlement turc de l'autoriser à envoyer une force expéditionnaire en Azerbaïdjan. Une présence militaire turque en Transcaucasie accroit le risque d'affrontement entre Moscou et Ankara ; un face à face qui s'ajouterait aux conflits déjà existants, en Syrie, en Libye et au Kosovo.
Pire encore pour Poutine, Erdogan a fait savoir que sa Légion étrangère de djihadistes aura un rôle dans la protection des « terres musulmanes ». Des experts militaires russes que cite le quotidien moscovite Nezavisimaya Gazeta, mettent en garde contre les liens qu'Erdogan pourrait forger avec des Tatars très mécontents de l'annexion de la Crimée par la Russie. Ainsi, très récemment, les Turcs ont déroulé le tapis rouge à un individu qui affirme être le dernier représentant de la dynastie tatar Develt Giray qui a occupé le trône de Crimée et a régné à Baghche-Sarai à l'époque médiévale. (Les Tatars de Crimée ont été déportés en Sibérie par Staline mais ont été autorisés à revenir sous Khrouchtchev à la fin des années 1950.)
La région regorge de terres musulmanes à « libérer » ; les « infidèles » russes contrôlent le Daghestan, la Tchétchénie, l'Ingouchie et le Charkes-Qarachai, sans parler des républiques autonomes plus peuplées du Tatarstan et du Bachkortostan.
L'ambition d'Erdogan peut même le conduire à menacer l'existence de l'Arménie. Les Turcs n'ont jamais pardonné aux Arméniens de s'être rangés du côté de la Russie pendant la Première Guerre mondiale poignardant ainsi l'Empire ottoman dans le dos. Ce n'est pas un hasard si Ankara a ravivé la mémoire du soi-disant Khanat d'Iravan (Erevan en arménien), un mini-État dirigé par un khan turc auto-proclamé qui a connu une brève existence pendant la période du déclin iranien sous les Qajars.
Plusieurs journaux de Moscou affirment que l'ambition dévorante d'Erdogan est dangereuse pour la Russie et l'Arménie.
En mélangeant son djihadisme de Frère musulman à des thèmes panturcs qui rappellent Enver Pacha, Erdogan espère remplacer le narratif d'Atatürk par un discours national-religieux. Ce n'est pas un hasard s'il affute sa rhétorique anti-occidentale et resserre ses liens avec les Loups Gris, une organisation qui aspire à la formation d'un empire turc qui irait des Balkans à l'Asie centrale et que l'Union européenne considère comme une « organisation terroriste ». Dans leur livre de référence, The White Lilies (Les Lys Blancs), les Loups Gris incluent les Finlandais et les Hongrois dans l'empire car ils les considèrent comme des populations turques.
Le désordre que Poutine et Erdogan ont créé en Transcaucasie pourrait également raviver l'activisme arménien. Il existe 12 millions d'Arméniens dans le monde, dont plus de 3 millions en Russie. Des rumeurs circulent déjà au sujet de « volontaires » en provenance de diverses régions d'Europe et d'Amérique du Nord qui partiraient combattre « l'ennemi turc ».
Il y a vingt ans, des Serbes et des Croates de la diaspora sont revenus dans les Balkans pour défendre leur lopin de terre respectif. Pendant près de trois décennies, jusqu'à la chute de l'Empire soviétique, l'Armée secrète arménienne pour la libération de l'Arménie (ASALA) a été une épine dans le flanc de la Turquie et de la Russie.
Ah, et l'Iran dans cette affaire ? Les Ayatollahs ont perdu leur frontière avec l'Arménie et ont de nouveau la Russie comme voisin. Le dernier épisode a révélé que la République islamique ne disposait pas d'un gouvernement approprié au sens normal du terme, se tient comme un spectateur non-concerné face aux « grands fauves » qui se battent.
Amir Taheri a été directeur de la rédaction du quotidien Kayhan en Iran de 1972 à 1979. Il a travaillé ou écrit pour d'innombrables publications, publié onze livres et est chroniqueur pour Asharq Al-Awsat depuis 1987.