Près de trois siècles plus tard – en paraphrasant à peine la célèbre remarque de l'historien Shelby Foote - « une université turque, ces jours -ci, est un ensemble de bâtiments regroupés autour d'une petite bibliothèque, d'une mosquée et de salles de cours nettoyées de tous les enseignants indésirables. »
La « Grande Purge turque » initiée par le gouvernement autocratique islamiste du président Recep Tayyip Erdogan à la suite du coup d'Etat manqué de juillet 2016 a surpris par son ampleur. Mais il ne fallait pas s'étonner. Le putsch manqué a donné au gouvernement Erdogan une occasion en or pour justifier sa répression contre toutes les formes de dissidence. Il ne faut pas s'étonner qu'Erdogan, le soir même du putsch, ait déclaré : « Cette [tentative de coup d' Etat] est un don de Dieu ».
Dans son rapport annuel « Freedom in the World » (Liberté dans le monde), intitulé « Populistes et autocrates : une double menace pour la démocratie mondiale », l'association Freedom House, basée à Washington, a déclaré le 31 Janvier que la Turquie, en 2016, se situait en tête des pays qui ont le plus sévèrement attenté aux libertés sur 195 pays. Le score global de la Turquie a chuté de 15 points pour atteindre 38 sur une échelle de 100 (le plus libre) – elle se situe en 53ème position dans le rapport 2016. La Turquie a toutefois réussi à maintenir son statut de pays « partiellement libre » au chapitre « libertés » aux côtés de 59 autres pays. « [Une] tentative de coup d'Etat en juillet ... a conduit le gouvernement à déclarer l'état d'urgence et à procéder à des arrestations massives, des licenciements en série de fonctionnaires, d'universitaires, de journalistes, de personnalités de l'opposition, et d'autres personnes considérées comme des ennemis », peut-on lire dans le rapport.
Le ministre de l'Education Ismet Yilmaz a déclaré que 33,065 enseignants, éducateurs et membres du personnel administratif ont été démis de leur fonction. Sur ce nombre, 3855 personnes ont été arrêtées au titre de la lutte contre le « terrorisme ».
Dans les universités turques, la situation n'est guère plus brillante. La plupart des présidents d'université nommés par Erdogan, se sont fermement alignés sur la politique du parti et ont entrepris d'éjecter les universitaires qu'ils considèrent comme des « adversaires politiques d'Erdogan ».
Au lendemain du coup d'Etat militaire du 12 Septembre 1980 (le troisième coup d'Etat militaire de la Turquie moderne), les généraux ont promulgué le décret n°1402, qui a démis de leurs fonctions 120 chercheurs et enseignants au sein des universités. Par comparaison, le 7 Février, le gouvernement « civil » de la Turquie a publié un décret qui a purgé 330 chercheurs des universités. Au total, la purge menée par Erdogan dans le secteur public a touché environ 100.000 fonctionnaires, dont près de 5000 chercheurs et universitaires. En d'autres termes, la purge académique d'Erdogan s'est révélé être 38 fois plus massive que celle pratiquée par les généraux au lendemain de leur coup d'Etat de 1980. Selon les données compilées par Turkey Purge, PEN International, le Comité pour la protection des journalistes et le Centre de Stockholm pour la liberté, 128 398 personnes ont été licenciées, et 91.658 sont toujours en détention.
Pire, ni les universitaires qui ont été purgés, ni leurs étudiants n'ont été autorisés à manifester pacifiquement. Leur tentative d'esquisser une protestation, comme ce fut le cas le 10 février dernier à l'École des sciences politiques d'Ankara, s'est heurtée à un mur de policiers et a été écrasée. Dans la bagarre, les policiers ont attaqué la foule ; nombre de manifestants ont été blessés, molestés, certaines personnes emprisonnées par leurs robes ont été traînées sur le sol.
Un des purgés, Yuksel Taskin, professeur dans un département de journalisme à Istanbul, a tweeté : « Il s'agit d'un « nettoyage » politique pur et simple. Mais ma conscience est claire. Que mes élèves le sachent jamais, jamais je n'irai me prosterner... ! »
Emre Tansu Keten, de la même école, a écrit : « Je suis tout simplement fier d'être dans la même liste que mes collègues plus âgés et expérimentés qui sont éjectés en raison de leurs opinions ».
Le journaliste turc Yavuz Baydar a commenté :
« Chaque décret de plus fait de la Turquie un pays qui ressemble chaque jour davantage à l'Allemagne des année 1930, et cela aboutit à chasser les élites hors du pays. Nous savons désormais avec certitude que nos élites académiques « purgées » n'auront plus jamais aucune possibilité de trouver du travail et de vivre décemment et dans l'honneur ».
Baydar n'est pas le premier à exprimer l'idée d'une similarité entre la Turquie et l'Allemagne nazie. Melih Kirlidog, un chercheur turc spécialiste de la censure sur Internet et de la surveillance, a déclaré : « l'atmosphère au sein de laquelle nous vivons ne doit pas être très différente de celle qui régnait en Allemagne en 1933. »
Le célèbre romancier turc Zulfu Livaneli, emprisonné à plusieurs reprises pendant le coup d' Etat de 1971 en Turquie, affirme lui aussi que la comparaison est justifiée : « Certains [universitaires] résistent, d'autres collaborent avec le régime afin de poursuivre leur travail, et le reste ferme les yeux et se tait ».
A son arrivée au pouvoir en novembre 2002, Erdogan avait promis de faire de la Turquie un pays libre débarrassé de la tutelle militaire. Depuis lors, il a apprivoisé l'establishment militaire laïque. Et sa vision islamiste d'une Turquie « terre des libertés » ne s'est que partiellement matérialisée : toutes les libertés vous sont acquises - aussi longtemps que vous êtes un islamiste pro-Erdogan.
Burak Bekdil, l'un des journalistes les plus réputés de Turquie, s'est vu interdire de travailler pour les journaux turcs auxquelles il collaborait depuis 29 ans, en raison de ses articles pour Gatestone. Il est membre du Middle East Forum..