Le meurtre de femmes par des hommes de leur famille - généralement conjoints ou anciens conjoints - est devenu dangereusement tendance en Turquie. 652 femmes ont été assassinées en Turquie par des hommes entre mai 2017 et novembre 2018 a indiqué la plateforme turque du droits des femmes, « Stop aux Féminicides ». (Source image : iStock) |
Le 25 novembre, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, des milliers de femmes turques ont manifesté place Taksim, à Istanbul. Toutes ont protesté contre les meurtres en nombre croissant que des hommes se sentent en droit de commettre contre des femmes de leur famille. Après avoir lu un communiqué de presse, les manifestantes ont été attaquées par la police avec des gaz lacrymogènes et des balles en plastique.
Le meurtre de femmes par des hommes qui sont leurs proches– généralement des conjoints ou d'anciens conjoints - devient dangereusement tendance en Turquie. Le meurtre brutal, d'Emine Bulut, 38 ans, par son ex-mari – en présence de leur fille de 10 ans illustre la situation.
Le 18 août, Bulut a été poignardée à plusieurs reprises au cou dans un café de la ville de Kirikkale, où elle était allée à la rencontre de l'homme dont elle était divorcée depuis plusieurs années. La vidéo de l'attaque, devenue virale sur les réseaux sociaux, montre Bulut couverte de sang et criant : « Je ne veux pas mourir », pendant que son enfant terrifiée crie elle aussi.
Immédiatement, dans toutes les villes de Turquie, des femmes sont descendues dans la rue pour condamner le meurtre et exiger du gouvernement qu'il garantisse leur protection.
L'horrible meurtre de Bulut n'est qu'un cas parmi d'autres. Les exemples suivants d'hommes qui, sur le seul mois d'août, ont attaqué une femme de leur famille, illustrent la gravité de la situation :
- Le 22 août, une femme a été poignardée à mort par son mari violent. Quatre jours avant le meurtre, elle avait sollicité une ordonnance de protection.
- Le 24 août, une femme qui venait d'accoucher a été battue et poignardée par son mari sur son lit d'hôpital. La femme avait demandé le divorce en raison de violences domestiques.
- Le 24 août également, un homme a assassiné sa femme et sa fille.
- Le 25 août, le corps d'une femme, qui avait reçu une balle dans la tête, a été retrouvé près de son domicile. Son mari a été arrêté en tant que suspect.
- Le 25 août également, une femme a été abattue par son mari peu après qu'elle ait demandé le divorce.
- Le 27 août, une femme qui demandait le divorce a été poignardée et gravement blessée par son mari devant leur fille de 4 ans.
- Le 27 août également, un homme a étranglé sa femme à mort avec son voile islamique.
Selon la plateforme turque de défense du droit des femmes, « Stop aux Féminicides », 652 femmes ont été tuées par des hommes de mai 2017 à novembre 2018.
Sur le seul mois d'octobre 2018, 36 femmes ont été assassinées et, dans 37% des cas, le meurtrier n'a pas été identifié. Mais pour tous les autres, les coupables ont été des maris, des petits amis, des ex-petits amis, des frères, des pères ou d'autres parents masculins. Dans 50% des cas, la cause des meurtres n'a pas été déterminée, mais 16% des femmes assassinées l'ont été parce qu'elles voulaient reprendre le contrôle de leur vie, divorcer, passer outre les offres de réconciliation ou même ne pas répondre au téléphone quand l'homme dont elles ne voulaient plus les appelait. 13% des femmes aussi ont été tuées pour « raisons économiques ».
Le 26 août, le Comité des femmes de l'Association pour les droits de l'homme de Turquie (HRA) a publié un communiqué intitulé « La violence contre les femmes est le résultat de politiques discriminatoires ». Extraits :
« Seules des politiques publiques axées sur l'égalité des sexes peuvent protéger les femmes de la violence des hommes. Nombre d'institutions compétentes sont réticentes et même parfois refusent d'appliquer les lois actuelles, et ceci explique pourquoi les femmes sont aussi souvent victimes de violences.
« Les dispositions de la Convention des Nations Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), convention que la Turquie a ratifiée en 1985 et intégrée dans la loi, ne sont pas appliquées. La Recommandation générale n° 35 du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes énonce dans son 16ème paragraphe ce qui suit : « la violence sexiste à l'égard des femmes équivaut à une forme de torture ou, dans certaines circonstances, à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, y compris en cas de viol, de violence domestique ou autres pratiques violentes. »
« La Convention d'Istanbul a été signée par la Turquie le 11 mai 2011 et ratifiée le 14 mars 2012. Les objectifs de la convention sont de protéger les femmes contre toutes les formes de violence, d'empêcher, de poursuivre et d'éliminer la violence à l'égard des femmes y compris dans la sphère domestique ; de contribuer à l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes et de promouvoir l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, y compris en autonomisant les femmes ; de concevoir un cadre, des politiques et des mesures complètes de protection et d'assistance pour toutes les femmes victimes de violence et de violences domestique ; de promouvoir une coopération internationale en vue d'éliminer la violence à l'égard des femmes et notamment la violence domestique ; de fournir soutien et assistance aux organisations et organismes chargés de l'application de la loi pour qu'ils coopèrent efficacement afin d'adopter et d'intégrer une approche destinée à éliminer la violence à l'égard des femmes et la violence familiale. Les délits commis contre les femmes révèlent que ces dispositions ne sont pas mises en œuvre, que ces articles ne sont pas respectés et pas non plus institutionnalisés.
« En outre, si les autorités avaient favorisé une mise en œuvre suffisante de la Constitution et de la loi n° 6284, la violence contre les femmes aurait été évitée. »
Le défaut d'application des lois n'est qu'une partie du problème indique la HRA. Les médias et la principale institution religieuse du pays ont également une grosse responsabilité :
« ... La violence est banalisée à la télévision. 16 000 plaintes contre des contenus violents à la télévision ont été déposées devant le Haut Conseil de la radio et de la télévision au cours des 8 derniers mois, mais aucune de ces plaintes n'a fait l'objet d'une réunion spécifique, a affirmé İlhan Taşcı, député du CHP [Parti populaire républicain] et membre du Haut Conseil. Le député Tasci a exprimé l'horrible vérité de la violence contre les femmes de la façon suivante : « Pas un doigt qui n'ait été cassé, pas une femme qui soit sortie sans coups ni blesses des deux dernières saisons d'une série diffusée sur une chaîne de télévision pro-gouvernementale ...
« La déclaration de la Diyanet [Direction des affaires religieuses de Turquie] sur la violence faite aux femmes est l'exact reflet de l'état d'esprit qui est à la base de ces violences. Le président de la Diyanet, Ali Erbaş, a déclaré : « Dans notre religion, la vie, la dignité et les droits des femmes sont intouchables et confiés [aux hommes]. » Le président de Diyanet déclare donc que les droits des femmes sont confiés aux hommes ; les femmes sont des objets. Mais nous, les femmes, nous n'acceptons pas d'être confiées aux hommes ou au gouvernement qui représente la [suprématie] masculine. »
En expliquant que la vie, la dignité et les droits des femmes sont « confiés aux hommes », Erbaş dénie aux femmes tout droit ou capacité à décider de leur vie. Pour lui, une femme est d'abord « l'objet d'un homme » ; elle ne peut agir indépendamment de lui ; l'approbation ou de la permission des hommes est nécessaire à toutes les étapes de la vie d'une femme. Les hommes sont chargés de la mise en œuvre des droits des femmes, y compris le droit à la vie. Erbaş - comme de nombreuses autres autorités de l'État islamiste en Turquie - ne comprend pas que les droits des femmes sont des droits fondamentaux, naturels et inaliénables et que les femmes ont droit à ces droits.
La HRA a énuméré les réformes à mener pour rectifier la situation intolérable faite aux femmes :
- Accroitre le nombre de refuges pour femmes et l'offre d'emplois protégés.
- Mener des enquêtes efficaces contre les auteurs d'actes de violence contre les femmes ; mettre fin aux politiques d'impunité ; des peines réduites pour bonne conduite peuvent être prononcées, mais celles fondées sur les opinions personnelles des juges devraient être supprimées.
- Des agences destinées à promouvoir l'égalité des sexes devraient être créées et confiées à des femmes en évitant que leur personnel soit à dominante masculine
- Réformer les forces de l'ordre et le système judiciaire en mettant l'accent sur la protection des individus, et non sur la protection de la famille ; des formations doivent être dispensés aux représentants de la police et de la justice dans ces domaines.
- Toute forme de communication télévisée et écrite qui légitime la violence contre les femmes doit être interrompue sans délai.
En attendant, les représentants du gouvernement qui se livrent à des déclarations misogynes et affichent leur opposition à l' égalité des sexes ; les responsables de l'application des lois et les magistrats qui omettent ou refusent d'appliquer les lois qui protégeraient les femmes ; les contenus télévisés qui promeuvent la violence contre les femmes ; et les enseignements religieux qui encouragent à la violence contre les femmes forment un dispositif cohérent qui aboutit à une augmentation des meurtres et à la généralisation des sévices infligés aux femmes en Turquie.
Uzay Bulut, journaliste turc, est Distinguished Senior Fellow du Gatestone Institute.