Pour une bonne partie de la gauche française, comme pour une bonne partie de l'opinion publique internationale, la « laïcité » à la française est une idéologie contraire aux droits de l'homme, une dérive morale qui confine au racisme.
Après l'« affaire de Nice » (pas le camion islamiste tueur de 84 personnes le soir du 14 juillet, mais la baigneuse en burkini ceinturée par quatre policiers dont l'image a fait le tour du monde), nombreux sont ceux qui se demandent comment un pays libre peut ainsi attenter aux libertés en légiférant sur le vêtement d'une partie de ses citoyen(ne)s. Comment un pays démocratique peut-il décider de priver ses citoyennes musulmanes du droit « pacifique » de se vêtir conformément à leur religion ?
Toute la difficulté est là : comment expliquer que le voile (ou le burkini) n'a précisément rien de « pacifique » ? Comment expliquer qu'il est au contraire, un outil de radicalisation ?
La difficulté est d'autant plus grande que les musulmans de France n'ont, dans leur immense majorité, rien à voir avec la vague de migrants islamisés qui déferle aujourd'hui sur l'Europe. Les musulmans qui se radicalisent aujourd'hui sont des Français musulmans « de souche ». Ils sont arrivés en France, par vagues successives et régulières, à la fin de la guerre d'Algérie, en 1962. Ils ont participé à l'industrialisation de la France dans la seconde moitié du XXème siècle, ont obtenu le droit de faire venir leur femme, ont fait des enfants qui sont nés Français, et les dits enfants ont été scolarisés dans les écoles de la République. La radicalisation des Français musulmans n'est pas le fait de la première génération, mais celle des jeunes générations ; elle est le fait des musulmans nés en France, qui parlent français, ont été scolarisés en France, mais qui récusent aujourd'hui les règles de la République et du « vivre ensemble ».
Le fondamentalisme islamique français n'est pas un fondamentalisme « de souche » ; il a été importé par Al Jazeera, les guerres inter-islamiques qui déchirent le Moyen Orient et l'arrivée de prédicateurs financés par l'Arabie Saoudite et le Qatar. Il touche moins les premières générations que les plus jeunes. Il aboutit néanmoins à la sécession de la partie musulmane de la population française. Une sécession culturelle et armée qui peut s'apparenter à la sécession des Etats du sud de l'Amérique par rapport aux Etats du nord. Les jeunes Français musulmans réclament la séparation, voire la transformation du pays.
Toutes les affaires liées au « textile musulman » (hijab, niqab, burka, burkini etc) qui défrayent la chronique depuis plus de 25 ans, sont des symptômes de cette sécession. La première crise à commencé en 1989 avec l'expulsion de trois jeunes élèves voilées d'un collège de Creil, en banlieue parisienne. Leur renvoi a provoqué un débat d'importance nationale, dont les arguments resurgissent à l'identique, à chaque crise. Tolérance, liberté de choix et liberté de religion d'un côté. Laïcité et respect des règles communes de l'autre.
Règles communes, mais quelles règles ?
Les règles de laïcité qui continuent d'être mises en question - à l'école et ailleurs -obligent à un détour par l'histoire. Les écoles de la République ont été construites pour desserrer l'étreinte de l'église catholique et du Pape sur la société française. L'idée était que Darwin permettait mieux d'expliquer l'origine de l'homme que la Bible et la création du monde en sept jours. L'école était là pour dispenser du savoir et seulement pour cela. La religion n'était pas interdite hors les murs de l'école, mais seulement si vous insistiez et par vous-même.
Le voile à l'école, comme le burkini sur la plage sont une tentative de réinsérer le religieux à tous les niveaux de la vie en société. En d'autres termes, les musulmans refusent aujourd'hui le consensus laïc que les catholiques, les protestants et les juifs ont accepté avant eux.
Quatre policiers de Nice ont été photographiés – apparemment- en train d'obliger une femme à retirer des vêtements couvents sur la plage qui violent l'interdiction du burkini, le août. (Image source: NBC News video screenshot) |
Le consensus laïc peut être résumé ainsi : les croyances religieuses ne peuvent faire partie de la sphère publique sans mener à la tyrannie et à la guerre civile. Si les Français veulent vivre en paix démocratiquement, tous les sujets perturbants – et spécialement les croyances religieuses qui sont multiples en France – doivent demeurer dans la sphère privée
Depuis près de trente ans, les organisations musulmanes disent à qui veut l'entendre qu'elles n'acceptent pas ce partage public – privé. Les femmes musulmanes veulent pouvoir étudier la tête recouverte d'un voile. Sauf que cette stratégie du voile dissimule une autre revendication bien plus stragégique : des programmes d'enseignement conformes à l'islam.
En 2002, un groupe d'enseignants a publié un livre, Les Territoires perdus de la République, sur la vie quotidienne dans les écoles ou les musulmans sont le groupe dominant. Violence, sexisme, antisémitisme et islamisme étaient les thèmes dominants. Le livre a représenté un tel choc qu'il a été boycotté par tous les médias.
En juin 2004, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Education nationale, a remis au ministre de l'éducation un rapport intitulé, « Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires ». Dans un souci de ne pas « stigmatiser » le rapport se donnait pour mission d'étudier les manifestations de tous les groupes religieux à l'école, mais en réalité, un groupe religieux et un seul posait réellement problème, celui des musulmans. Dans tous les établissements scolaires ou les musulmans étaient le groupe dominant, les garçons refusaient la mixité avec les filles, notamment au sport ; ils refusaient la nourriture non halal à la cantine ; ils s'absentaient pendant les fêtes religieuses et tous faisaient montre d'un antisémitisme virulent.
Plus intéressant et plus problématique, nombre d'élèves avaient commencé d'objecter au programme d'enseignement selon les critères religieux du halal (permis) et du « haram » (interdit):
« Il y a d'abord le refus ou la contestation, assez fréquents, de certaines œuvres et de certains auteurs. Les philosophes des Lumières, surtout Voltaire et Rousseau, et les textes qui soumettent la religion à l'examen de la raison sont particulièrement visés : « Rousseau est contraire à ma religion », explique par exemple à son professeur cet élève d'un lycée professionnel en quittant le cours. Molière et en particulier Le Tartuffe sont également des cibles de choix : refus d'étudier ou de jouer la pièce, boycott ou perturbation d'une représentation. Il y a ensuite les œuvres jugées licencieuses (exemple : Cyrano de Bergerac), « libertines » ou favorables à la liberté de la femme, comme Madame Bovary, ou encore les auteurs dont on pense qu'ils sont étudiés pour promouvoir la religion chrétienne (Chrétien de Troyes...) ou même Satan (témoin ce tract distribué par une mère évangéliste contre l'utilisation par un professeur de français de Harry Potter en sixième.) Tout laisse à penser que dans certains quartiers les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs leur proposent, qui doit d'abord être un objet de suspicion, comme ce qu'ils trouvent à la cantine dans leur assiette ; et qu'ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du halal (autorisé) et du haram (interdit) ».
Concernant l'enseignement de l'histoire, les problèmes surgissaient encore plus vigoureusement :
« L'histoire est l'objet d'une accusation d'ensemble de la part de certains élèves et de ceux qui les influencent : elle serait globalement mensongère et partiale, elle exprimerait une vision « judéo-chrétienne » et déformée du monde. Les professeurs qui dispensent ces enseignements témoignent en effet de nombreuses contestations d'élèves et de réelles difficultés à aborder ou à enseigner certaines parties du programme. De manière générale, tout ce qui a trait à l'histoire du christianisme, du judaïsme, de la Chrétienté ou du peuple juif peut être l'occasion de contestations. Les exemples abondent, plus ou moins surprenants comme le refus d'étudier l'édification des cathédrales, ou d'ouvrir le livre sur un plan d'église byzantine, ou encore d'admettre l'existence de religions préislamiques en Egypte ou l'origine sumérienne de l'écriture. L'histoire sainte est alors à tout propos opposée à l'histoire. Cette contestation devient presque la norme et peut même se radicaliser et se politiser dès qu'on aborde des questions plus sensibles, notamment les croisades, le génocide des Juifs (les propos négationnistes sont fréquents), la guerre d'Algérie, les guerres israélo-arabes et la question palestinienne. En éducation civique la laïcité est également contestée comme antireligieuse ».
Le rapport Obin est apparu si effrayant au ministère de l'éducation qu'il a été enterré pendant neuf mois et n'est apparu en ligne sur le site du ministère que tardivement après sa remise au ministre. Dans un entretien accordé au magazine l'Express en 2015, Jean-Pierre Obin déclarait :
« En fait, une partie de la jeunesse était en train de faire sécession par rapport à la nation française. Et dans l'enceinte scolaire, les signes étaient patents. Cela prenait plusieurs formes : manifestations vestimentaires (voile ou tenue islamique complète), exigences concernant les repas pris à la cantine, absentéisme massif et de plus en plus long lors des fêtes religieuses ».
« (...) la situation s'est aggravée. On voit bien que notre école n'est plus capable d'intégrer comme par le passé. Et cette difficulté touche plus particulièrement les familles défavorisées ».
Quel est le lien entre le burkini sur la plage et l'islamisme à l'école ?
A l'école comme sur la plage, il s'agit de marquer les institutions et le territoire national du signe musulman le plus revendicatif. En d'autres termes, il ne s'agit plus de religion, mais de politique.
Comme l'écrit la philosophe Catherine Kintzler dans Marianne :
« (...) l'affichage du "burkini" n'en est pas pour autant anodin : il révèle un seuil d'acceptabilité de plus en plus sensible au sein de la cité. (...) l'opinion supporte de moins en moins les déclarations d'appartenance close, le marquage communautaire des corps et des "territoires", le contrôle des mœurs, les entreprises d'uniformisation qui se réclament d'une religion mais qui en réalité impliquent une politique ».
Hala Arafa, dans une tribune du magazine américain The Hill, décrit le burkini comme une arme de guerre :
« ... personne ne leur dénie le droit de pratiquer leur religion en privé. Elles n'ont pas le droit d'envahir l'espace public et d'imposer leur idéologie et leur système de représentations à travers leur vêtement. Si le hijab ou le burkini avait quelque chose à voir avec la modestie ou la piété, les fondamentalistes musulamns se battraient pour des plages privées (...) si le hijab devient un phénomène public accepté, une société moderne ne pourra enseigner aux futures générations que le vêtement n'est jamais une excuse pour le viol ».
A l'école comme sur la plage, la sécession musulmane en France passe par le marquage des frontières sur les corps et au sol. A coups de voiles, de burkinis et de kalachnikovs, différents groupes islamistes véhiculent le même message : nous sommes d'abord musulmans et avons décidé de ne prêter aucune attention aux cultures des pays où nous sommes installés.
Les hommes et femmes politiques demeurent encore persuades qu'un « islam de France » est encore possible. Mais le fait qu'ils votent de manière communautariste n'est pas spécialement le signe de personnes désireuses de se fondre dans la communauté nationale en tant qu'individus.