La Turquie a menacé de revenir sur sa promesse historique de bloquer l'immigration illégale en direction de l'Union européenne (UE), si les Etats membres ne garantissaient pas, d'ici à fin juin, aux 78 millions de citoyens turcs le droit de voyager sans visa au sein de l'Union européenne.
Si Ankara met sa menace à exécution, les vannes de l'immigration se rouvriront et des millions de migrants d'Afrique, d'Asie et du Moyen Orient, passeront à nouveau par la Turquie pour inonder l'Europe. .
Selon les termes de l'accord UE-Turquie entré en application le 20 mars, la Turquie récupèrera tous les migrants et réfugiés qui traversent illégalement la mer Egée de la Turquie vers la Grèce. En échange, l'Union européenne a accepté de réinstaller sur son sol un maximum de 72 000 syriens réfugiés en Turquie et de verser à la Turquie une aide financière pouvant atteindre 6 milliards d'euros sur quatre ans.
Les dirigeants européens ont également promis de relancer, dès juillet 2016, les négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et de mettre en place, à partir du 30 juin, une procédure accélérée d'exemption de visa pour les citoyens turcs désireux d'accéder à l'espace Schengen.
Candidate à un programme d'exemption de visas, la Turquie avait jusqu'au 30 avril pour répondre à 72 conditions. Parmi ces conditions : passeports turcs mis au niveau des normes de sécurité européennes, partage d'information sur les faux documents de voyage utilisés pour passer en Europe, et octroi de permis de travail aux migrants non syriens en Turquie.
La Commission européenne, branche exécutive de l'Union européenne, a annoncé qu'un rapport serait rendu le 4 mai pour établir si la Turquie a satisfait à toutes les conditions du programme d'exemption de visas.
Marta Cygan, directrice à la Direction générale Migration et affaires intérieures de la Commission européenne, a révélé, le 21 avril, à l'occasion d'une audition au Parlement européen que, Ankara n'avait à cette date, satisfait qu'à 35 des 72 conditions. Ce qui signifie que dix jours avant la date de clôture du dossier, soit le 30 avril, la Turquie n'avait aucune chance de pouvoir satisfaire aux 37 conditions restantes.
Selon Ankara, la Turquie ayant rempli toutes ses obligations sur les migrants vis-à-vis de l'Union européenne, il incombe aux européens d'approuver en retour la libéralisation des visas – et tout le reste.
S'adressant au Conseil de l'Europe à Strasbourg, le 19 avril dernier, le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a déclaré que la Turquie avait réduit le flot de migrants de plusieurs milliers de personnes par jour à la fin 2015 (au plus fort de la crise des migrants) à 60 en moyenne quotidienne aujourd'hui. Davitoglu a poursuivi en affirmant que la Turquie avait rempli ses obligations mais qu'Ankara ne continuerait d'honorer l'accord signé avec l'UE que si ses Etats membres validaient le programme d'exemptions de visa le 30 juin.
Jean-Claude Juncker; président de la Commission européenne, a insisté sur la nécessité pour la Turquie de remplir les 72 conditions dans leur intégralité. Il a ajouté que l'Union européenne n'adoucira pas ses critères pour la Turquie. Mais les membres de l'exécutif européen, sont sous pression : l'accord signé avec la Turquie sur les migrants devant être maintenu, ils sont tentés d'en passer par les exigences turques.
Dimitris Avramopoulos, commissaire européen aux migrations a concédé le 20 avril que le nombre de conditions remplies comptait moins que la « rapidité avec lequel le processus était engagé ». Il a ajouté : « je crois qu'à la fin, si nous continuons à travailler comme cela, la plupart des critères seront remplis ».
Le 4 mai 2016, la commission européenne a lancé le processus de ratification de l'exemption de visa pour la Turquie.
Les officiels européens sont les premiers coupables de s'être mis en position de subir le chantage des Turcs. Dans leur hâte de voir s'assécher le flot des migrants vers l'Europe, ils ont permis à la Turquie d'amalgamer deux dossiers distincts : a) la question du contrôle migratoire vers l'Europe et b) le programme d'exemption de visas des résidents turcs.
Les critères originaux du programme d'exemption de visas ont été établis en décembre 2013, - soit deux ans avant l'accord UE – Turquie -, par le biais du soit disant « Dialogue sur le régime de la libéralisation des visas » et l'Accord de réadmission qui l'accompagne. Selon ce document, la Turquie accepte de reprendre sur son territoire les ressortissants de pays tiers qui, après avoir transité en Turquie, sont entrés illégalement dans l'Union européenne.
En affirmant que les conditions mises au programme d'exemption de visas ne sont plus contraignantes parce que le flot des migrants vers la Grèce a été réduit, le gouvernement turc se comporte comme ces marchands de tapis du Grand Bazar d'Istamboul qui tournent en cercles de plus en plus étroits autour des malheureux fonctionnaires européens.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a récemment déclaré: « l'Union européenne a plus besoin de la Turquie que la Turquie n'a besoin de l'Union européenne ».
L'Union européenne se trouve désormais dans une situation sans issue. Que le programme d'exemption de visas soit approuvé ou pas, un grand nombre de migrants musulmans afflueront en Europe.
Les critiques du programme de libéralisation des visas craignent en effet que des millions de turcs ne finissent pas émigrer en Europe. Certains analystes ajoutent que le président Erdogan considère l'exemption de visas comme le moyen d'« exporter en Allemagne», le « problème kurde » de la Turquie.
Markus Söder, ministre des finances bavarois, s'effraye que la persécution des Kurdes en Turquie n'incite plusieurs millions de Kurdes à profiter du programme d'exemption de visas pour s'établir en Allemagne. « Nous sommes en train d'importer un conflit interne à la Turquie » a-t-il déclaré. « A la fin, très peu de migrants arriveront par bateau, ils seront très nombreux à prendre l'avion ».
Dans une pénétrante analyse, Andrew Hammel, professeur de droit, écrit
« Faisons un peu de mathématiques. La Turquie compte environ 16 millions de citoyens d'origine kurde. En tant que minorité ethnique, ils souffrent depuis toujours des persécutions engagées par les différents gouvernements turcs : tortures, déportation et autres mesures de répression. Le gouvernement national conservateur turc actuel mène ainsi une guerre ouverte contre les divers groupes de rebelles kurdes, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières turques.
« Cela signifie que dans le cadre de la loi allemande, telle qu'elle est appliqué en Allemagne par la coalition au pouvoir (la loi allemande réelle, pas celle des livres de droit), il y a probablement de 5 à 8 millions de kurdes turcs qui auraient une raison plausible de demander à bénéficier du droit d'asile ou d'une protection politique quelconque. Il s'agit là d'une supposition, le nombre réel pourrait s'avérer plus élevé, mais probablement pas plus bas.
« Si les visas disparaissent, chacune de ces personnes pourra acheter un billet d'avion à bas prix en direction de n'importe quel aéroport allemand, prononcer le mot « asile » et enclencher un processus juridique qui, au bout de quelques années, aboutira à un permis de séjour ».
Hammel poursuit :
« Huit cent mille Kurdes vivent déjà en Allemagne. Comme les spécialistes des phénomènes migratoires l'ont établi, l'existence de réseaux familiaux dans un pays d'accueil accroit massivement la possibilité et l'intensité des flux migratoires ... Etant donné que les Kurdes qui vont arriver sont, comme n'importe quel migrant, à savoir qu'ils ne parlent pas l'allemand et que leurs qualifications professionnelles sont limitées, ou sont les 60 à 70 milliards d'euros qui seront nécessaires [10 milliards d'euros par an et par million de migrants] pour leur assurer le vivre, le couvert, les soins médicaux, la scolarisation et les cours d'allemand ? »
Et pour finir, « la question la plus importante, la plus fondamentale et la plus urgente : »
« Au nom de quoi un pays stable, prospère et pacifique comme l'Allemagne devrait il importer d'un coin éloigné de la planète qui n'a rien à voir avec l'Allemagne, un conflit ethnique violent, que 98% des Allemands ne comprennent pas et auquel surtout ils ne s'intéressent pas ? »
La violence entre Turcs et Kurdes sévit déjà depuis belle lurette dans une Allemagne qui abrite environ trois millions de personnes d'origine turque, dont un sur quatre est kurde. Les services de renseignement allemands estiment que 14 000 Kurdes sont des militants actifs du PKK (Parti des travailleurs kurdes), qui se bat pour l'indépendance du Kurdistan depuis 1974.
Le 10 avril, des centaines de Kurdes et de Turcs se sont affrontés à Munich et plusieurs dizaines se sont combattus à Cologne. Le même jour, quatre personnes ont été blessées à l'issue d'une bagarre entre Turcs et Kurdes à Francfort. Le 27 mars, près de 40 personnes ont été arrêtées après que des Kurdes ont attaqué une manifestation de 600 Turcs à Aschaffenburg, en Bavière.
Le 11 septembre 2015, un affrontement a eu lieu entre Turcs et Kurdes à Bielefeld. Le 10 septembre, un millier de Kurdes et de Turcs se sont bagarrés à Berlin. La veille, plusieurs centaines de Kurdes et de Turcs s'étaient battus à Francfort.
Le 3 septembre, une bagarre a mêlé plus de 100 Kurdes et Turcs à Remscheid. Le 17 aout, des Kurdes ont attaqué une mosquée turque à Berlin-Kreuzberg. En octobre 2014, une bataille rangée a eu lieu entre des centaines de Kurdes et de Turcs à la gare centrale de Munich.
Dans une analyse publiée par le Financial Times (« L'union européenne vend son âme pour conclure un accord avec la Turquie »), l'éditorialiste Wolfgang Münchau écrit :
« Dans toute l'histoire politique européenne, il n'y a pas d'accord plus sordide que celui qui a été conclu avec la Turquie. Depuis le jour ou les dirigeants européens ont signé cet accord, Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a énoncé les règles du jeu : « démocratie, liberté, primauté de la loi... Ces mots ne représentent désormais plus rien ». A ce point, le Conseil de l'Europe aurait dû clore la conversation avec Ahmet Davutoglu, le premier ministre turc. Mais au lieu de cela, ils ont passé un accord avec lui : de l'argent et beaucoup plus encore pour son aide dans la crise des réfugiés. »
Soeren Kern est Senior Fellow au Gatestone Institute de New York. Il est aussi Senior Fellow dans le domaine des politiques européennes au Grupo de Estudios Estratégicos / Strategic Studies Group de Madrid.